LE CHAMP DES ÉCONOMIES ALTERNATIVES DANS LA CRISE MONDIALE
Nous sommes les maîtres du bordel, dit mon frère le vicieux (Jacques Prévert PAROLES)
J’aborde un sujet ardu ; pas en économiste, en géographe : Ces scientifiques douteux capables d’écrire beaucoup de bêtises, certes, mais qui observent un objet d’étude très robuste : le territoire ; dont la robustesse même permet de valider des hypothèses les plus folles mais aussi de détruire les certitudes les mieux ancrées depuis des siècles. Afin d’achever cette présentation inquiétante, je précise me classer dans la catégorie des géographes systémiciens*, sous-catégorie des géopoètes*. Personne ne me contredira si j’affirme qu’un système géographique local rend compte d’une longue histoire de roches, d’une longue histoire de la vie, d’une longue histoire de climat, d’une histoire des hommes et d’une histoire des tempêtes : histoires toutes singulières, systèmes géographiques locaux tous singuliers, quelle que soit la représentation choisie. Les systèmes géographiques locaux respectent les théorèmes mathématiques et ils ne violent les lois ni physiques, ni chimiques ; par contre, aboutissement d’une succession de processus contingents, ils gardent traces et cicatrices des événements irrationnels survenus ; dont les événements économiques et sociaux. Vous accueillerez avec indulgences mes préconceptions : 1/ Les différentes couches du territoire (géosphère, biosphère, sociosphère, noosphère[1], atmosphère) se modifient dans le même sens suivant le point d’observation : anamorphose*. 2/ Le temps qui passe traduit sur le territoire l’énergie, la durée et la convergence consacrées aux stratégies des acteurs locaux afin d’accomplir le naturellement possible[2] ; pas la rationalité ou la justesse des actes commis, des choix pris, des événements survenus. Admettons que les hommes disposent de la liberté de consacrer leurs énergies à des actes non naturels ou impossibles.
La crise[3] financière mondiale, comme toutes les crises, ouvre un nouveau champ aux économies alternatives à celle, dominante, relevant des intérêts et préconceptions ultralibérales. La crise financière remet en cause les éléments d’une idéologie totalitaire qui structure les pratiques « politiquement correctes » depuis une soixantaine d’années, pratiques qui tendent à mondialiser les échanges de biens, de services, des signes monétaires (ou de leurs représentations). Nous pouvons observer, en marche ou souhaitable :
· Un rééquilibrage entre les instances* les plus remarquables du territoire : politique, économique, sociale et technique. Afin de simplifier, je propose de considérer que chaque instance participe à l’environnement de l’ensemble (ou de toutes les autres). Il s’agit de généraliser le concept d’environnement naturel des écologues, avec la préconception qu’il existe probablement un mix, optimum et singulier, entre les rapports de poids des différentes instances dans les systèmes locaux géographiques ; que ce mix*, hic et nunc, dépend du poids relatif dans l’environnement global de chacune des instances et de leur robustesse.
· Un rééquilibrage de la création de valeurs relatives entre l’économie exclusive des produits et services marchandisables et l’économie domestique, l’économie publique, l’économie bénévole. Prétendre que seule l’industrie crée de la valeur relève de l’idéologie aberrante. Pour caricaturer : Le poireau produit par un exploitant agricole à la TVA crée de la valeur ; celui produit dans mon jardin, non. Une clinique privée crée de la valeur ; l’hôpital public, non. Fernand BRAUDEL[4] a déjà apporté sa vision à ce type de question ; elle sert de socle à nos approches actuelles des économies alternatives. Les réponses reposent dans notre savoir à consolider*, d’une part, les flux et les bilans des différents acteurs du territoire ; d’autre part, les flux et les bilans des différentes modalités économiques pratiques mises en œuvre sur le territoire.
· Une mise en cause de la priorité du partage de la valeur créée au bénéfice du capital, au détriment du travail mais aussi des ressources, renouvelables ou pas. Le concept de productivité paraît d’une logique impeccable et implacable ; heureusement, il s’agit d’un concept généralement faux à long terme pour tout système global. Exemple d’un système géographique local qui tournerait à partir d’une instance sociale particulièrement lourde et robuste : nous ne savons pas calculer la productivité d’une activité sociale exclusive (il paraît probable que son rendement énergétique soit inférieur à celle des systèmes biologiques les plus répandus : 1%). Décider que la productivité globale dépend exclusivement d’une productivité du travail dont le rendement approcherait les 100% mais dont les gains seraient affectés, obligatoirement, au capital relève de l’idéologie. Le nombre des impasses logiques liées au concept de productivité impressionne : 1/ ignorance complète des décideurs : la plupart sont incapables de définir la productivité ; 2/ ne considérer que la productivité du travail ; 3/ croire au rendement de 100% ; 4/ calculer la productivité en valeur, alors qu’elle ne peut se mesurer qu’en volume. Etc ..
· La perte de pertinence des modèles mathématiques standards (mais plus spécialement de la pensée algorithmique linéaire) dans un monde de type météorologique dominant où prévalent les variations discontinues, les processus contingents, les évolutions chaotiques ; situation qui réclame un renouveau de la pensée heuristique à partir de l’appréhension effective des nouveaux outils mathématiques et des puissances de calcul dégagées par la diffusion et la maturité des systèmes informatiques. L’évolution des faits économiques depuis le début de la crise financière mondiale (juillet 2007) montre de manière sensible que les décisions visant à la contrôler sont à peu près aussi pertinentes que décider l’anticyclone des Açores à habiter en France du 1er juillet au 31 août. Si nous entrons dans une économie qui relève des représentations mathématiques proposées par la théorie[5] du chaos, les décideurs doivent trouver les attracteurs qui permettent d’utiliser positivement l’énergie des tempêtes ; les acteurs, les lieux d’abri (géographiques ou thématiques) possibles. N’allons pas habiter l’œil du cyclone.
Un article du Monde Diplomatique du mois de novembre 2008[6] donne une vision assez synthétique de l’ampleur de la question : (flux journaliers à la louche) 1/ commerce mondial 20 milliards de $, 2/ PIB mondial 120 milliards de $, 3/ économie financière (spéculations) 5 500 milliards de $. Clairement, la liberté du commerce mondial constitue un minuscule prétexte afin de justifier la réalité spéculative de l’économie financière. La crise suggère que les flux de l’économie financière représentent mille puissants rapides qui agitent l’économie réelle plutôt qu’un long fleuve tranquille qui la favoriserait. Un tel point de vue peut établir une hypothèse fructueuse à explorer pour le géographe du développement local ; en aucune manière, une vérité scientifiquement établie.
Charles DARWIN(1809-1882), Thomas MALTHUS (1766-1834) et Adam SMITH (1723-1790)
Les choix ultralibéraux, issus de la pensée anglo-saxonne de l’économie politique, représentent un mix pervers des interprétations les plus malveillantes des recherches d’Adam SMITH, de Thomas MALTHUS et de Charles DARWIN. Que la pensée de ces trois phares réponde aux acquis sociaux et politiques de la Révolution Française paraît une démarche normale dans l’évolution de la pensée scientifique universelle ; moins normale, qu’elle serve de base à une idéologie cynique basée sur les droits des plus forts, de prétendues lois économiques, de prétendus déterminismes biologiques. Un article récent du Monde Diplomatique (avril 2009) parle « d’éloge de la cupidité » (Bernard UMBRECHT) comme logique du discours politiquement correct en matière d’économie ultralibérale. Émile DURKHEIM[7], à la fin du XIXe siècle montrait que, lorsqu’un vice moral attentait gravement au contrat social, la société devait exclure le vice et les vicieux par la loi pénale. Nous pourrions conduire le même raisonnement, mutatis mutandis, à partir de « l’éloge de la vanité » lorsque nous subissons les excès de la communication médiatique qui tient lieu de débat politique.
Dans cette conjoncture complexe, il me paraît possible de conjecturer quelques propositions[8] qui mettraient en évidence le champ du possible à labourer pour l’économie alternative. A priori, il devrait s’étendre parmi les friches de l’économie ultralibérale et les nouveaux territoires qui émergeront de la crise passée. En toute logique, ce champ n’est pas réservé aux économies alternatives mais, encore moins aux économies alternatives bienveillantes pour l’avenir des hommes[9].
1 La théorie du chaos
La disproportion entre les flux financiers de l’économie réelle et ceux de l’économie spéculative suggère une évolution tempétueuse, voire cyclonique, qui balaie le monde, alimentée par les ordres des traders. L’économie mondiale relève-t-elle maintenant des outils d’analyse de la théorie du chaos[10] (cas de la météorologie) sur le long terme ? Quels systèmes géographiques seront-ils atteints par le cyclone et comment ? Analogie peu satisfaisante dans la mesure où l’ouragan balaie d’abord chez ceux qui ont joué avec et, seulement après, chez les innocents un peu trop proches des joueurs. Nous avons à comprendre la manière dont de telles forces agissent localement. La connaissance des grands systèmes chaotiques[11] que nous fréquentons tous les jours fournirait quelques pistes ; encore faudrait-il maîtriser a minima les mathématiques du calcul différentiel et du chaos, ce qui n’est pas mon cas. Quatre points : 1/ les systèmes chaotiques se caractérisent par le nombre de leurs variables indépendantes structurantes[12] supérieur à trois ; 2/ une géométrie extrêmement changeante de leur forme dans le temps qui interdit, en pratique leur représentation en trois dimensions ; 3/ le caractère dissipatif des systèmes chaotiques (plus généralement, des systèmes instables), c’est-à-dire qu’ils tendent à déposer un peu n’importe où l’énergie qui les anime[13] ; 4/ une variation moyenne faible à long terme des variables structurantes de base (température, pression, par exemple) du système qui fonctionne cependant avec des écarts locaux très importants à court terme[14]. Plus essentielle, l’invariance d’échelle : à toutes les échelles, l’évolution dynamique du système répète la même forme ; « Même dans les domaines éloignés de la physique, les scientifiques commencèrent à penser en termes de théories fondées sur des hiérarchies d’échelles. Ce fut, par exemple, le cas en biologie de l’évolution, où l’on se rendit compte que, pour être complète, une théorie devait identifier des schémas de développement à la fois dans les gènes, les organismes individuels, les espèces et les familles d’espèces. » (La théorie du chaos, p. 153). Afin que la théorie tienne le coup, nous devons trouver suffisamment d’indices nous permettant de voir et comprendre ce qui se passe dans les systèmes géographiques locaux sous l’effet des cyclones financiers ; puis de vérifier a minima si le même schéma se développe à l’identique à chaque niveau d’échelle. En pensant que nous avons à faire à deux processus : 1/ celui qui amasse le cyclone financier à partir de lieux bien repérés : Wall Street et la City of London (nous ne nous y intéresseront pas), et qui prend naissance partout où des banquiers ont prêté de l’argent à des gens qui devaient se loger mais n’avaient pas les moyens matériels de rembourser l’emprunt (cas de la bulle immobilière) ; 2/ celui de la diffusion et la retombée de l’énergie « dégradée » sur les systèmes géographiques locaux.
· Il paraît de forte probabilité que les actifs immobiliers locaux* (qu’ils servent de garantie ou pas à des procès de plus value spéculative) retourneront dans les bilans des acteurs locaux pour leur valeur économique la plus certaine. Un tel mouvement devrait se répercuter à tous les niveaux d’échelle.
· Ce mouvement peut se répercuter sur l’ensemble des actifs locaux insusceptibles de servir de support à un procès spéculatif et provoquer leur réévaluation relative.
· Les systèmes géographiques locaux se retrouvent dans une situation où le travail crée plus facilement du patrimoine que du revenu. Leur problème sera de « transformer la pierre en pain », selon la formule de John Maynard KEYNES.
· Dans le cyclone financier, la monnaie représente l’énergie ; pas les éléments qui s’organisent en turbulences.
· Afin de poursuivre l’analogie, nous pouvons estimer que le cyclone financier détruit des emplois industriels, du pouvoir d’achat et des actifs immatériels en consommant l’énergie violente du phénomène ; et d’autre part, qu’il condense où il passe les flux financiers volatils en la part la plus robuste de l’économie réelle : le patrimoine[15].
La mathématique du chaos rend compte de la position du système dynamique dans l’espace des phases*. Le physicien quantique Richard FEYNMAN nous fournit un bon raccourci opérationnel de la théorie du chaos : « Pourquoi faut-il une quantité de logique infinie pour décrire ce qu’il va se passer dans une toute petite région de l’espace-temps ? ». Personne ne reconnaît au géographe géopoète une logique infinie mais plutôt son intention d’observer, sans délai, le possible.
2 Le cas de la transition de phase
L’augmentation exponentielle[16] du métabolisme local* rend-il compte d’une « transition de phase* » : est-il possible de définir l’ancien état qui disparaît et le nouvel état qui se met en place ? Dans un pays comme la France, le géographe constate, par l’évolution rapide des flux du système géographique local, flux généralement à caractère économique, l’augmentation du métabolisme local : flux financiers, d’énergie, d’information, de transport de matière, de déplacements, d’information, d’eau, etc … Les chimistes et les physiciens nous ont transmis ce concept de métabolisme lié aux vitesses des réactions qui se produisent dans un système clos, vitesses des réactions liées à la valeur des variables structurantes de ces systèmes : en général, la pression et la température. Le concept a migré chez les biologistes ; par exemple, les mammifères présentent un métabolisme généralement inversement proportionnel à leur taille. Rien de tel parmi les systèmes géographiques locaux lorsque nous choisissons de les considérer comme dominés par leurs instances sociale, économique et politique, dans un environnement technique très puissant, plus puissant (et de loin) que l’environnement naturel. Alors leurs variables structurantes deviennent repérables : leur capital social (la puissance du système) et la densité des relations (symétriques) entre acteurs (le rapport des relations existantes sur les relations possibles). Si nous acceptons l’analogie que l’augmentation du métabolisme des systèmes géographiques locaux traduit une transition de phase[17], nous en acceptons aussi les conséquences : Une transition de phase 1/ libère ou consomme de l’énergie ; 2/ l’augmentation du métabolisme traduit une consommation d’énergie ; 3/ une transition de phase qui consomme de l’énergie crée des systèmes plus instables et en déséquilibre.
Que peuvent les économies alternatives dans une telle galère ? Tout d’abord, constatons que les moyens d’action en notre possession afin de changer l’avenir ont un caractère local alors que nous nous opposons à des processus mondiaux puissants, coordonnés, qui, de plus, utilisent des techniques « à effet levier »[18] complexes et biens expérimentés. Les moyens des économies alternatives se limitent à agir sur les variables structurantes des systèmes géographiques locaux ; et, plus précisément, sur la densité des relations symétriques et sur la dimension culturelle du capital social. Le rapport des forces en présence paraît ridicule ; pourtant la seule manière sûre de perdre une bataille, c’est de ne pas la mener. Nous changerons l’avenir, un à un, des systèmes géographiques locaux parce que, à ce niveau-là, nous pouvons accéder à tous les rééquilibrages possibles. L’Europe a déjà connu une crise de ce type aux XIème et XIIème siècles lorsque la majorité de la masse monétaire a été transformée en trésors jalousement gardés. Entre 1120 et 1150, le mouvement cistercien, en créant trois cents monastères à travers notre continent, changera complètement son avenir et fera redémarrer la machine économique en créant de la valeur nouvelle à partir de l’agriculture et des nouvelles techniques d’alors. Ne croyons pas que l’économie financière, qui s’attache à coup de millions les plus grosses têtes matheuses au fur et à mesure qu’elles émergent, ignore les équations fractales : elle fait mine d’ignorer seulement que, comme le temps, ces équations sont orientées dans une direction vers (par exemple) une surface qui devient infinie dans un volume constant[19]. Un système géographique local alternatif peut être représenté par un réseau neuronal dans lequel chaque acteur est relié à parité avec tous les autres et qui développe une surface de contact maximum avec tout son environnement, dont technique. Dans une telle configuration, il importe d’explorer rapidement tout le possible et d’en prendre possession ; pas de calculer l’algorithme de la meilleure voie.
3/ Le compte des malthusiens
De la pensée de Thomas MALTHUS émerge cette démonstration que la population augmente selon une progression géométrique et les ressources selon une progression arithmétique[20] ; donc que chaque journée nous rapprocherait de celle où les ressources alimentaires de la Terre ne pourront plus nourrir tous ses habitants. La démonstration du démographe apparut d’une logique implacable : quelle serait aujourd’hui, 210 ans plus tard, cette pensée en constatant qu’existent 6,5 milliards d’hommes sur notre terre et que, si la pauvreté n’a pas trop régressé, elle a moins d’effets visibles ou cruels en Angleterre ? À Thomas MALTHUS échappe que la réalité peut être représentée synchroniquement mais aussi diachroniquement ; puis que ces représentations, pour être valides, doivent être cohérentes entre elles[21]. Nous dirons que les hommes, ensemble, disposent d’une capacité infinie de réorganiser leur territoire sous la pression de la nécessité et du lucre, de découvrir de nouvelles ressources et de les épuiser sans aucune vergogne. L’augmentation de la population signifie aussi une augmentation des ressources ; plus, le développement de la surface interface entre la société locale et la totalité de son environnement, tel l’arbre qui gagne de nouvelles surfaces de feuilles et de racines. Peu à peu, émerge l’idée de la possibilité de produire toujours du développement à ressources matérielles constantes ; cette idée implicite n’a jamais quitté la nature depuis l’origine.
4/ Coopération
Les travaux de Robert AXELROD, dont la synthèse fut publiée en français[22], apportent une réponse définitive à la question de l’efficience[23] comparée des processus de coopération à ceux du chacun pour soi ; ce furent des travaux de grande ampleur, habituels de la recherche américaine lorsqu’elle s’occupe sérieusement d’un sujet. Réponse, à mon avis, définitive au moins en ce qu’elle concerne les systèmes locaux en équilibre et suffisamment pérennes. La thèse de Robert AXELROD montre des écarts d’efficience de 1 à 6 suivant la règle de coopération choisie[24] ; je propose de considérer qu’il existe une corrélation positive entre l’efficience d’un système et ses rendements potentiels ; proposition qui semble logique de prime abord mais n’est pas démontrée. La thèse démontre aussi deux points importants pour cette communication : 1/ Elle réduit la part opérationnelle de la décision stratégique à sa plus simple expression, la règle de décision*. 2/ Elle démontre la relation entre la simplicité de la stratégie individuelle des acteurs et son efficacité : alors que nous avons tous appris la stratégie comme l’art des décisions complexes.
Je ne sais comment se comportent les systèmes locaux en déséquilibre dans l’hypothèse de cette communication ; je propose la simplification logique de prétendre qu’ils réagissent beaucoup comme un navire dans la tempête avec les conséquences que cela implique : rapport des énergies mises en œuvre, robustesse, etc … Nous savons, par ce qui précède, que la possibilité d’une évolution chaotique du système géographique local proviendrait de l’introduction d’une nouvelle variable structurante parmi ses dimensions ; mais aussi qu’existent des systèmes très dynamiques, à plus de deux variables structurantes, d’une robustesse remarquable : par exemple, le cerveau.
5/ L’environnement technique
Jacques ELLUL[25] a conduit de nombreux travaux sur le poids de plus en plus lourd de l’environnement technique dans l’évolution et l’avenir des systèmes locaux ; à tel point qu’il concurrence comme milieu vital l’environnement naturel ; concurrence qui va jusqu’à la destruction[26]. Nous savons depuis très longtemps qu’aucune technique n’incorpore de règles éthiques ou morales ; mais nous assistons aussi à une dérive où les décisions à « justifications » techniques remplacent les décisions politiques. L’humanité a connu de nombreuses dérives du même genre : les justifications religieuses, ethniques, sociales, etc … sans vraiment que cela interrompe durablement le développement. Nous nous trouvons cependant dans une situation inédite compte tenu du niveau d’énergie brutale (ou soutenue) que l’environnement technique sait mettre en œuvre, sans aucune commune mesure avec celle, potentielle, des acteurs locaux ; nous avons bien conscience que les errements de la finance spéculative relève de processus techniques très élaborés. Cette remarque nous permet de mettre en évidence notre obligation à tenir compte de la totalité de l’environnement des systèmes géographiques locaux soit pour les maintenir, soit pour les diriger ; soit en subissant l’environnement, soit en l’utilisant.
6/ La part incohérente de la sociosphère.
Pour le géographe, analyste des systèmes locaux, il devient rapidement évident que leur développement repose sur la plus ou moins grande convergence des stratégies individuelles des acteurs locaux. Si nous descendons plus fin dans l’analyse, nous nous apercevons qu’il existe, dans les systèmes géographiques locaux, un horizon intermédiaire général entre les entreprises[27] locales et les acteurs individuels : les familles, acteurs majeurs ; je parle de la cellule familiale. En théorie du chaos nous ne pouvons pas accepter la simplification qui consiste à négliger le niveau familial dans l’analyse de la dynamique des systèmes locaux, compte tenu de leur sensibilité extrême aux conditions initiales (au moment où débute l’observation). Emmanuel TODD[28] nous a donné un aperçu de grande ampleur sur l’évolution des sociétés locales en fonction de la prégnance des règles respectées par les familles dans leur fonctionnement. Le Code Civil formalise en loi, plus ou moins précisément, ces règles les plus admises ; mais aussi l’équilibre entre les droits individuels les plus évidents et les droits de la famille comme entité sociale et économique ; les droits de la famille, même s’ils existent en France, ne semblent définis ni solennellement, ni exhaustivement suivant la grille d’Amartya SEN[29], ni bénéficier de garanties organisées. D’un autre point de vue, la création et le fonctionnement de la cellule familiale repose sur une logique à dominante pas exactement rationnelle. (Nous pouvons, certes, imaginer le système dynamique familial, tel un système solaire, comme plusieurs corps tournant les uns autour des autres, pouvant être décrit par un ensemble d’équations différentielles basées sur la masse de chacun et la distance qui les sépare ; ce me paraît impossible dans la mesure où les unités de masse et de distance des corps familiaux ne sont pas définies, d’une part, et que, d’autre part, ces dimensions imaginaires varient de manière aléatoire( ?) dans des temps très courts. (Intuitivement, je crois que les systèmes familiaux peuvent être analysés par les mathématiques du chaos ; je leur suppose un temps caractéristique* de l’ordre de 30 jours. Il faut surmonter la difficulté de découvrir et définir leurs variables structurantes : ce me paraît relativement plus simple que la météorologie, parce que la construction d’un système familial qui relèverait des mathématiques du chaos peut se concevoir a priori[30])). En attendant, il paraît correct, pour le moment et en général, de considérer les systèmes dynamiques familiaux, par construction, schizophrènes et incohérents[31] ; donc susceptibles de modifier sensiblement et rapidement les conditions initiales d’analyse des systèmes géographiques locaux. Nous devons apprendre comment les systèmes géographique locaux réagissent globalement sous l’effet de l’énergie importante que ceux-ci diffusent ou absorbent. Dans les sociétés basées sur la propriété privée, il existe un effet très visible : l’utilisation de l’énergie mise en œuvre ou captée par le niveau familial se condense en accumulation de patrimoine. Je ne peux comprendre aujourd’hui comment l’horizon le plus instable de la sociosphère produise sa partie la plus robuste et ce, quelles que soient les « difficultés [32]» dynamiques du système. Je proposerais l’hypothèse que, sous l’effet de l’augmentation du métabolisme local, l’horizon familial finisse par jouer le rôle d’une huile (certains diraient, une boue !) entre l’horizon individuel et le reste de la société locale ; cette hypothèse simplificatrice doit être vérifiée. Par rapport à l’accumulation (stockage) patrimoniale, le géographe observe ce que je propose d’appeler « l’effet buvard » du territoire : il suffit de rapporter sur une carte muette, les créations patrimoniales les plus visibles des siècles passés pour, dans un premier temps, établir les zones de développement multiséculaires ; dans un deuxième temps, de les dater. Traiter enfin un dernier point : j’observe que, sur tout territoire, la manière dont s’applique l’ensemble des règles (dont la loi) qui régissent la société locale, détermine ses avenirs naturels[33] possibles ; qu’en somme, ces règles jouent en logique le même rôle d’attracteur que ceux, mathématiques, construits par la théorie du chaos.
PROPOSITIONS
Au terme de cette communication, évidemment chaotique et caricaturale, je devrais formaliser les propositions qui émergent du discours ; discours dont l’objet porte sur l’avenir des systèmes géographiques locaux pris, peut-être, dans la tourmente énergétique d’une crise financière majeure. Je tenterais de rester dans la théorie du chaos en suivant le conseil implicite de Richard FEYNMAN : Définir l’attracteur idéal qui permettrait à un système géographique local donné de parcourir sereinement l’espace des phases. Je crois à la pertinence des processus intentionnels définis comme « faire ce que l’on préfère parmi tout ce qui est possible » ; pas aux processus volontaristes, déterministes ou aléatoires. La démarche des révolutionnaires du 4 août 1789, lorsqu’ils écrivirent la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, me paraît la démarche type qui corresponde à ce que je conclue : elle a défini l’attracteur de tous les acteurs d’une démocratie, à quelque niveau que chacun soit placé, depuis 220 ans. Dans le cadre de la théorie du chaos, l’avenir des systèmes géographiques locaux dépend de la capacité des acteurs de l’économie alternative bienveillante à formaliser et mettre en œuvre une déclaration de leurs droits et leurs principes généraux ayant fonction d’attracteur :
Art. 1 Toute communauté locale de base a la personnalité juridique complète.
Art. 2 Toute communauté locale de base a compétence générale.
Art. 3 Toute communauté locale de base a droit à un territoire exclusif.
Art. 4 Toute communauté locale de base a le droit d’émettre une monnaie dont la masse corresponde et suive son activité réelle.
Art. 5 Une communauté locale qui n’établit pas une règle de coopération bienveillante entre ses membres, ou ne la garantit pas, n’existe pas.
Art. 6 Une communauté locale ne peut violer de quelque manière que ce soit les droits individuels garantis.
Art. 7 La direction d’une communauté locale garantit l’équilibre, l’égalité et l’équité entre les différentes instances qui la compose : politique, économique, sociale et environnementale.
Art. 8 Une communauté locale garantit l’égalité de la valeur de toute activité, quelles que soient ses modalités : ménagère, marchande, bénévole, publique.
Art. 9 La direction d’une communauté locale ne peut représenter à aucun niveau d’échelle comme intérêt public la somme des intérêts individuels et des droits individuels de ses membres.
Art.10 L’État est le protecteur des communautés locales de base.
Art. 11 Etc …
Je n’ai ni mission ni compétence pour élaborer seul une telle déclaration ; seulement une connaissance approximative de la théorie du chaos qui me permet d’affirmer que le champ du possible existe, vaste, et qu’il n’appartient qu’à nous qu’il soit cultivé par une économie alternative bienveillante. (bernard garrigues, 13 février 2010)
[1] Pierre Teilhard de Chardin (1955) Le phénomène humain. Seuil
[2] Stéphen Jay Gould (1989) La Vie est belle. Seuil. La théorie du chaos fait émerger la notion de possible « naturel ».
[3] J’accepte le mot comme un fait, sans aucune évaluation sémantique
[4] Fernand BRAUDEL (1979) Civilisation matérielle, économie et capitalisme. Armand Colin
[5] La théorie du chaos est constitué par un ensemble d’outils mathématiques capables de vérifier les hypothèses d’évolution des systèmes dynamiques à plus de trois variables indépendantes non linéaires ; il ne s’agit pas d’une théorie scientifique relevant, par exemple, de la recherche en physique.
[6] Philip S GOLUB ( novembre 2008) Ce qui se résolvait par la guerre … Le Monde Diplomatique
[7] Je ne ferais pas état de sa démonstration sur l’intelligence comparée de femmes et des hommes afin de justifier aujourd’hui les écarts de salaire !
[8] Baruch SPINOZA (1632-1677) qui me paraît le premier penseur moderne à avoir formaliser une opposition argumentée au déterminisme.
[9] Cf le mouvement d’achat important de terres agricoles dans les pays pauvres par des pays disposant de moyens financiers lourds ; aussi, l’économie de la drogue.
[10] James Gleick (1987) La théorie du chaos. Flammarion
[11] Le temps météo, le cerveau.
[12] Ilya Prigogine, Isabelle Stengers (1979) La nouvelle alliance. Gallimard
[13] La vapeur d’eau prélevée dans le golfe du Mexique va s’écrouler en eau plus ou moins chaude sur La Nouvelle Orléans.
[14] En météorologie, des écarts journaliers locaux de 20° se constatent normalement avec une variation séculaire de la température moyenne de 0,5°.
[15] Il faudrait savoir comment les Etats-Unis traiteront la partie « logement des citoyens » des subprimes.
[16] Rappelons que les représentations graphiques (les attracteurs) de la théorie du chaos rendent visible un calcul exponentiel, basé sur le temps caractéristique du système.
[17] Les transitions de phase les plus connues en physique sont le passage de l’état solide à l’état liquide ; et de l’état liquide à l’état gazeux.
[18] Par exemple, les banques ont la possibilité réglementaire et technique de prêter 6 à 8 fois leurs fonds propres (taux de réemploi). Cf aussi techniques des subprimes ou des Crédit Defaults Swaps (CDS).
[19] Cas des feuilles des arbres ou des alvéoles pulmonaires.
[20] Essai sur le principe de population (1798)
[21] Ce sont les physiciens quantiques qui mirent en évidence cette logique là.
[22] Robert AXELROD (1992) Donnant Donnant : une théorie du comportement coopératif Odile Jacob
[23] Dans le sens : « Qui produit une effet. »
[24] Comme si un agriculteur, suivant sa méthode d’exploitation, obtenait des récoltes variant de 10 à 60 quintaux à l’hectare.
[25] Jacques ELLUL (1977) Le système technicien. Calman Lévy
[26] Albert EINSTEIN aurait dit que « Le progrès technique est une hache dans les mains d’un psychopathe. »
[27] Le terme d’entreprise recouvre ici toutes les situations lorsque les hommes se réunissent afin d’accomplir une activité ensemble.
[28] Emmanuel TODD (1990) L’invention de l’Europe. Le Seuil
[29] Amartya SEN (2000) Un nouveau modèle économique. Ed Odile JACOB. Droits politique, droits sociaux, droits économiques, sécurité et transparence.
[30] Ce fut la démarche d’Edward LORENZ (1917-2008), mathématicien à l’origine de la théorie du chaos.
[31] Les travaux de Claude LÉVI-STRAUSS montrent (semblent ?) que toute société qui s’organise tend à border de tous les côtés la cellule familiale afin de normer, sous la férule de la société globale, toutes ses réactions possibles par des règles inviolables.
[32] « Difficultés » est employé là de manière abusive afin de faire court. En fait, il s’agit de l’infinie logique nécessaire afin de traduire la situation d’un système dynamique non linéaire à un instant t.
[33] Les mathématiques du chaos, en établissant une représentation graphique des attracteurs dans les systèmes dynamiques non linéaires, fait émerger, en logique, la notion des « naturels possibles ».